07/02/2020

La nutrition, ce chiffon rouge

Temps d'écoute : 9'10''

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Bonjour à tous et à toutes, et merci d'être à l'écoute de cette nouvelle chronique sur NONBI Radio ! Je vais parler aujourd'hui d'un phénomène devenu si courant qu'on y prête assez peu attention. Il est là, partout, tout le temps... C'est un chiffon rouge si immense qu'il ne se voit même plus ; on baigne dedans. Il occupe les débats télé, inonde la presse, envahit les chaînes Youtube et sature les réseaux sociaux, mais peu de personnes perçoivent la supercherie qu'il représente.

1 - Le constat

Je ne vais pas faire durer le suspense plus longtemps. Il s'agit du fait de réduire la question du véganisme à la nutrition. Ou plus largement, de réduire la question des intérêts des autres animaux à la nutrition.

Un peu partout, et très souvent, on assiste en effet à des critiques du mouvement animaliste par ce biais. On voit ainsi énormément de personnes émettre des critiques envers le véganisme en affirmant "je n'ai rien contre le véganisme mais quand même, point de vue santé, il y a sûrement des risques" ; ou "Le mouvement animaliste est une supercherie, on a besoin de protéines !" ; ou encore "Le mouvement végane est inepte, certains points nutritionnels sont flous, surtout pour les enfants", etc.

A priori, ces objections pourraient être perçues comme des arguments de poids pour continuer à traiter les autres animaux comme on les traite actuellement. On va quand même faire marcher notre esprit critique et regarder de plus près pourquoi ces objections sont très loin d'être pertinentes.


2 - Définitions des termes

Avant d'aborder le cœur du sujet, je pense qu'il peut être utile de définir ce qu'est le véganisme et dans quel contexte il s'inscrit, pour qu'on soit sûr·e·s de bien parler de la même chose.

Le véganisme est donc un mode de vie cherchant à éviter, autant que possible, tout produit, activité ou service issu des autres animaux, ou de leur exploitation. On nomme “végane” une personne suivant ce mode de vie, qui découle généralement d'une volonté de réduire autant que possible les nuisances causées aux autres animaux. Il repose donc, la plupart du temps, sur des bases éthiques.

En toute logique, suivre ce mode de vie implique de ne pas manger le corps ou les sécrétions des autres animaux (donc, leur chair, leurs œufs, leur lait maternel, etc.). Il peut exister des confusions entre le véganisme et d'autres modes de vies qui désignent des pratiques strictement alimentaires telles que le végétarisme ou le végétalisme. Il est important de le souligner, car cette confusion entre parfois en jeu dans le phénomène dont je parle ici.


3 - La nutrition est une question importante...

Pour éviter toute mauvaise interprétation de mon propos, je précise dès à présent qu'il peut bien sûr être pertinent de se préoccuper des questions nutritionnelles lorsqu'on parle d'éthique animale. Pourquoi ? Eh bien parce que la défense des intérêts des autres animaux implique, pour peu que l'on soit attaché·e à la cohérence, de ne pas manger le corps ou les sécrétions des victimes qu'on défend. Et que bien entendu, dans un système alimentaire qui repose en très grande partie sur la consommation de protéines d'origine animale, qui se retrouvent un peu partout, la chose n'est pas anodine.

 

Je travaille moi-même beaucoup sur les questions nutritionnelles liées aux alimentations végétales, en particulier sur cette si spéciale vitamine B12, qu'on ne trouve sous une forme assimilable que dans les produits d'origine animale, dans des aliments enrichis ou dans des compléments obtenus via culture de bactéries. Vous devez le savoir si vous suivez mon travail ; j'estime qu'il est important de diffuser des informations rationnelles et fiables au plus grand nombre à ce sujet. J'en ai fait des chroniques ici même, sur Nonbi-Radio, mais aussi des fiches d'informations, des visuels, des articles... J'ai même construit toute une conférence dédiée à cette question.

Pour être bien claire, donc, je ne dis pas que les questions nutritionnelles n'ont aucun rapport avec le véganisme.



4 - ...Mais ce n'est pas le cœur du problème

J'en arrive au cœur de mon propos. On l'a vu avec la définition des termes, le véganisme est loin de ne concerner que l'alimentation humaine. Bien que ce secteur entraîne l'exploitation et la mise à mort de l'écrasante majorité des animaux utilisés par les humains - cela concerne directement plusieurs milliers de milliards d'animaux chaque année dans le monde, principalement des poissons - l'éthique animale dans son ensemble concerne bien d'autres domaines, parce que les autres animaux sont utilisés et exploités par les humains dans d'innombrables secteurs : expérimentation médicale, tourisme, agrément, décoration, mode et habillement, manifestations sportives, jeux, loisirs, traditions culturelles diverses, etc.

Cet état de fait permet de prendre conscience que traiter la question animale sous le seul angle de la nutrition, en prétendant être au cœur du sujet, est fallacieux.

Si je prétends qu'il est important de considérer les intérêts des autres animaux, mais que je rejette le véganisme pour des raisons nutritionnelles, alors il serait logique et cohérent de rejeter tout ce qui est vecteur de souffrances évitables et qui ne présente pas de bienfaits nutritionnels. Il serait donc cohérent, par exemple :


De ne pas aller dans les zoos, delphinariums, aquariums, cirques et autres spectacles exploitant des animaux ;

De refuser l'exploitation des chevaux pour les sports équestres et autres jeux d'argent ;

De rejeter les corridas, rodéos, combats de chiens ou de coqs ;

De ne pas acheter d'individus mis en vente dans les animaleries ;

De ne pas consommer d'objets ou de vêtements fabriqués avec de la peau ou autres matières issues d'animaux exploités et/ou mis à mort, par exemple cuir, fourrure, duvet, mohair, etc. ;

De refuser de consommer des produits alimentaires dont on a la certitude qu'ils sont inutiles à la santé humaine, ou dont il est même avéré qu'ils sont plutôt néfastes, comme par exemple la charcuterie, le foie gras, les yaourts au lait de vache, les nuggets d'oiseaux, les bonbons remplis de gélatine de cochon ou de vache, ou encore ces espèces de petits fromages moulés en cubes, parfumés au cochon ou au poisson et conditionnés dans du papier d'aluminium, qui signalent aux invité·e·s qu'on se fiche un peu du réchauffement climatique et de l'éthique, d'une manière générale ;

Et de rejeter bien d'autres choses encore, dont on sait qu'elles sont parfaitement inutiles - voire nuisibles - à la santé humaine, ou sans aucun rapport avec elle.

Mais est-ce le cas ? Est-ce que les personnes qui invoquent des réserves d'ordre nutritionnel pour rejeter le véganisme, tout en affirmant se préoccuper des autres animaux, veillent à tout cela ? Il semblerait bien que non. Il semblerait plutôt que ces personnes se jettent sur toutes ces choses - charcuterie, cirques, cuir ou foie gras - sans trop d'hésitation.

 

Il semblerait bien que ces personnes ne mangent pas seulement les produits d'origine animale qu'elles estiment être le strict nécessaire à leur santé.

Il semblerait bien que ces personnes ne privilégient pas non plus la consommation de gros animaux par rapport aux plus petits, par exemple par souci de causer moins de morts et générer moins de souffrances.

Il semblerait bien que ces personnes n'aient pas sauté au plafond quand on leur a annoncé que grâce à la découverte de l'origine bactérienne de la vitamine B12, on peut se passer de produits d'origine animale depuis plus de 70 ans. D'ailleurs, il semblerait bien que, globalement, cette découverte n'ait pas fait grand bruit, finalement.

 

Par principe de parcimonie, on peut donc penser que ces personnes craignent juste des changements trop coûteux d'un point de vue cognitif, tels que la remise en question d'une norme sociale et des habitudes, la remise en cause d'une identité liée à des traditions, etc.

Il semblerait bien qu'on soit ici en présence, au moins d'un sincère aveuglement, au pire, de malhonnêteté intellectuelle.
C'est symptomatique du paradigme spéciste : on tente de justifier le fait qu'on déconsidère les intérêts des autres animaux, par le biais d'un supposé principe de nécessité. Ce qui est à la fois une erreur factuelle (puisque le végétalisme est viable à tous les âges et stades de la vie) et un manque d'honnêteté intellectuelle (puisque ce ne sont pas réellement les questions de santé humaine qui sont en jeu).

 

Ce phénomène s'illustre tout particulièrement par la propension qu'ont certaines personnes à chercher puis à invoquer des états médicaux rares, des cas isolés et autres anecdotes pour justifier leur rejet global du véganisme, voire des questions d'éthique animale dans leur ensemble. J'ai déjà lu et entendu des dizaines de fois ce genre d'objection ; je cite : "Le véganisme, moi je veux bien, mais ce n'est juste pas possible, puisque l'organisme de certaines personnes ne parvient pas à convertir le β-carotène en vitamine A !" ; ou encore : "Promouvoir le véganisme, c'est oublier les personnes allergiques au  soja !", etc.

Petite parenthèse : ces objections ne s'appuient même parfois sur rien d'autres que des suppositions : on va estimer que, malgré les études et méta-analyses disponibles, qui indiquent une espérance de vie au moins similaire - sinon meilleure - des personnes végé ou véganes, on n'est "pas encore vraiment assez sûr·e", qu'on "manque encore un peu de recul", etc.

Cette posture est d'autant plus curieuse que les problèmes de santé liés directement et indirectement à l'alimentation courante des pays industrialisés sont eux massifs, et bien documentés. Des dizaines de millions de personnes sont malades et meurent de pathologies directement liées à des habitudes alimentaires délétères, notamment d'une consommation trop faible de fibres, de fruits et de légumes.

Bref, je pense qu'il peut être tout à fait profitable d'avoir conscience de ce phénomène pour éviter de tomber dans ce que j'appelle "l'entonnoir du traitement des questions éthiques animalistes", qui consiste à traiter ce sujet en s'attaquant à l'un de ses aspects secondaires, accessoires ou anecdotiques, pour éviter de s'attaquer à la thèse principale, plus difficile à critiquer et à réfuter. Et ça ne concerne pas seulement ce sujet, d'ailleurs : je pense que lorsqu'on se lance dans l'analyse critique d'un phénomène, on gagne toujours à le faire avec méthode, en visant la thèse centrale. Ce principe est représenté par la fameuse Pyramide de hiérarchie des désaccords, formalisée par Paul Graham en 2008.

 



Vous avez peut-être aussi vu passer aussi une variante de cette pyramide, sous la forme d'une cible créée par Le Chat Sceptique, qui en expose les tenants et aboutissants dans une vidéo au titre évocateur, je cite : "Ne pas traiter l'autre de petite merde".

 

Bref, vous l'aurez compris : sur certains sujets, en particulier ceux qui ont tendance à créer beaucoup de réactance psychologique - et, ne nous mentons pas, c'est le cas du véganisme - on peut avoir du mal à identifier la thèse centrale, ou carrément refuser de s'y attaquer, pour différentes raisons qu'il est bon de décrypter avec le plus d'honnêteté possible. Je pense qu'il peut être très profitable d'en avoir conscience et de faire preuve d'humilité épistémique face à ce phénomène.

5 - La pépite

Comme dans chaque chronique, nous arrivons maintenant à la « pépite ». Ce mois-ci, j'aimerais vous parler de l'article "Arrêtons de résumer l’élevage français à l’élevage bovin" écrit par Aurélia, autrice du blog La Carotte Masquée, qui traite de questions liées à l'éthique animale sous un angle critique.

Il expose à juste titre l'idée que, je cite, "l’élevage bovin et ses prairies bucoliques n’est pas représentatif d’un élevage français majoritairement intensif". Fin de citation. Et pour cause : dans les élevages français, 80% des animaux sont exploités en étant détenus dans des bâtiments ou dans des cages. Un état de fait très éloigné de ce que montrent la publicité et la "communication positive" répandue un peu partout par les filières de l'élevage.

Cet article traite du même phénomène que celui que j'ai évoqué précédemment, qui consiste à se focaliser sur un axe marginal pour prétendre traiter un sujet complexe, tout en avançant que cet axe est pertinent.


6 - Conclusion + citation de fin

Voilà, c'est la fin de cette neuvième chronique !  Merci à tous et à toutes d'avoir pris le temps de m'écouter. Je terminerai avec cette citation de Marie Curie : "Pensez à être moins curieux des personnes que de leurs idées". Rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle chronique. Et d'ici là, prenez soin de vous et des autres !

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Sources & informations complémentaires

- Le végétalisme est viable à tous les âges et stades de la vie : https://blogs.mediapart.fr/florence-dellerie/blog/140218/veganisme-vegetalisme-ce-que-dit-la-science

- Tabac, alcool et alimentation (excès de produits carnés, manque de fibres, de fruits et de légumes...) sont les 3 premières causes de cancer en France : https://sciencepop.fr/2018/08/11/augmentation-cancer-environnement-toxique/

- L'entonnoir du traitement des questions éthiques animalistes : https://questionsanimalistes.com/lentonnoir-du-traitement-des-questions-ethiques-animalistes/
- Pyramide de Graham : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Graham
- Cible de Graham (par Nathan Uyttendaele / Le Chat Sceptique) : https://www.youtube.com/watch?v=ohU1tEwxOSE

- La Pépite du mois : http://www.la-carotte-masquee.com/elevage-bovin-elevage-francais/