Ma chatte Shuri est morte dans son sommeil il y a une semaine. Je dis « mon chat », non pas pour une question de propriété, mais par affection. Shuri était mon chat autant que j’étais son humaine. Son humaine qui lui faisait des caresses sur les oreilles pile-poil là où elle aimait ça, et avec la bonne inclinaison de la main s’il vous plaît.
Un texte de Alice Fulcolor. Temps de lecture 4'30''
"Shuri", aquaréelle métallisée, 2019
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Passées la stupeur et autres émotions, j’ai entamé le processus de deuil. En pleine période de fêtes, tandis que ma famille mangeait un repas « traditionnel », je pleurais la très inattendue perte de l’un des êtres les plus importants de ma vie… Tout en pensant à toutes les victimes anonymes sur les tablées de Noël, à jamais sans noms, nées et tuées dans l’anonymat et l’indifférence quasi générale. Voilà qui n'aide pas.
J’ai passé les 24 et 25 décembre chez des ami-e-s qui ont un sanctuaire. Pas de cadeaux, pas de dommages collatéraux pour notre repas, pas de conventions : quelle liberté. J’ai demandé à mon amie comment elle gère les décès des individu-e-s qui vivent avec elle (poules, cannes, lapin…). «On ne s’en remet jamais vraiment». Je comprends sa réponse.
Il y a deux ans, « mon » chat Magneto est décédé. Magneto vivait dans la rue, malade et affamé. On l’a recueilli, il était fragile physiquement et psychologiquement. Il dormait sur mon oreiller, accolé à ma tête. Coup de foudre entre nous deux. Inséparables. Quand je lisais, il se mettait en boule sous mes jambes. Lors de l’un de ses petits « coups de mou », mon conjoint l’emmène par acquis de conscience chez le vétérinaire où il passe la nuit en surveillance. Moi, j’étais en réunion à Paris pour la journée. Pendant ma pause déjeuner, mon conjoint m’appelle en pleurs : « c’est Magneto ». Le vétérinaire lui a annoncé le décès de Magneto sur son répondeur. Un médecin aurait-il fait ça pour un humain ? Je me le demande. J’ai passé la pause du midi à pleurer. Que faire ? Retourner en réunion (où les gens savoureront des mignardises qui me feront penser aux tortures infligées aux vaches et poules pour agrémenter leur pause café…) ? Faire comme si rien ne s’était passé ? J’avais les yeux rouges, je me suis sentie forcée de donner une explication : « je viens d’apprendre que j’ai eu un décès dans ma famille.» Je n’ai pas osé dire que j’étais endeuillée par la perte de mon chat. Je crois que la norme sociétale, non formulée mais qu’on se doit de deviner et suivre, c’est : on n’a pas le droit de montrer le même degré de tristesse pour le décès d’un animal non humain que pour un humain. Ça semble cohérent dans cette société spéciste, non ?
Suite au décès de Magneto, je suis tombée sur le livre Requiem pour un chat, d’Olivier Bellamy (Grasset, 2018). La quatrième de couverture me semblait prometteuse : «la mort d’un animal de compagnie [...] est encore un sujet tabou, difficile à partager par peur de moqueries, et rare en littérature.» L’auteur raconte les mois où il a accompagné sa chatte dans sa fin de vie. Il y a deux ans, ce livre m’avait mise dans l’inconfort sans trop comprendre pourquoi. Je ne l’avais pas lu entièrement. Maintenant que Shuri est morte, je l’ai relu, et j’ai compris l’origine de mon malaise. Il y a certes une majorité de passages touchants, mais j’en retiens aussi des remarques qui ne passent pas du tout, de mon point de vue antispéciste. Tout au fil du livre, l’auteur raconte certains repas qui l’ont marqué : ainsi, on apprend qu’il s’est cuisiné ou a mangé du veau marengo, de la raie, du thon, du loup de mer farci aux amandes et aux raisons secs [ndlr : moi j’ai envie de dire le morceau d’un veau, d’une raie, d’un thon, d’un loup de mer, mais bon.], du [d’un] pigeon à la sauce noire et des soles « baignant dans une mer de beurre.» Certaines remarques m’ont également étonnée, étant donné le sujet du livre et la sensibilité supposée de l’auteur quant au cancer de son chat : « le patient, c’est comique pour un chat. » ; «je dis mon coeur, ma beauté, mon trésor à un chat et peut-être que ce sont des mots “inappropriés”» ; “le docteur V. me dit [...] “Margot [...] ne mange toujours pas. Venez la voir, ça lui fera du bien.” Ca m’a troublé. On va donc voir un chat à la clinique ? N’est-ce pas exagéré ? ».
Vous l’avez compris, ce livre ne m’a pas aidée dans mon processus de deuil. C’est un livre touchant qui illustre bien la force des liens que l’on peut avoir avec des individus d’autres espèces… Mais le problème est qu’ici, on ne parle précisément que de l’une des espèces situées, en France, majoritairement en haut de la hiérarchie du spécisme. On rappelle bien au passage que les animaux dits « de chair » (quelle expression horrible) sont inférieurs aux animaux dits « de compagnie ». Bref, en suivant la logique de ce livre, pourtant présenté comme une petite avancée puisque l’auteur aborde un sujet annoncé comme tabou : on peut aimer un chat d’un vrai amour, mais bon, on va quand même s’étonner que le chat en question soit considéré comme un “patient” quand il suit une chimiothérapie, parce qu’après-tout… Il n’est pas humain.
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Quand Magneto est mort au printemps 2017, je me suis tue, je n’ai pas fait de vagues, j’ai enduré sans rien dire les remarques spécistes : « ah oui, on s’attache à ces bêtes ». Une fois, une personne proche m’a demandé d’un air étonné parce que je fondais en larmes « ah dis donc, t’es vraiment très triste alors ?! ».
Shuri est morte le 21 décembre 2019, et cette fois-ci je dirai à qui veut l’entendre : oui, on a le droit de pleurer la mort d’un animal non humain autant que celle d’un être humain ! Non, il n’y a pas plus de hiérarchisation du deuil qu’il ne devrait y avoir de hiérarchisation des espèces. Cessons d’avoir honte de dire que l’on est dévasté-e par la mort d’un chat, d’un cochon ou d’un hamster : nos émotions nous appartiennent, sont légitimes, et oui, il s’agit d’une réelle période de deuil à traverser !
Alice Fulcolor