19/08/2019

7,6 milliards de militant·e·s

"Prétendre être absolument neutre, c'est [...] mentir à tout le monde. Affirmer n'avoir ni projet politique, ni idéologie, [...] ni parti pris, c'est toujours faux."

 
Temps d'écoute : 11'47''

 

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Bonjour à tous et à toutes, et merci d'être à l'écoute de cette nouvelle chronique sur NONBI Radio ! Je vais parler aujourd'hui d'un phénomène que j'observe souvent, en particulier dans les milieux scientifiques et sceptiques, et qui me met un peu mal à l'aise.

1 - Définition et remise en contexte

Définissons d'abord les termes. Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, militer c'est : "Constituer un argument favorable ou défavorable ; agir pour ou contre quelqu'un, quelque chose."

Il faut bien garder à l'esprit la définition de ce mot pour comprendre le propos qui va être développé ici. Remettons maintenant en contexte.

Lorsqu'on parle d'éthique, de philosophie morale, plus précisément des souffrances éprouvées par certains individus ou groupes d'individus, ou de la question du changement climatique et de ses conséquences par exemple, et qu'on propose des solutions pour réduire l'impact des souffrances causés aux populations concernées... Bref, quand on veut rendre le monde "meilleur" ; on nous oppose souvent que ces questions sont militantes et ne devraient pas interférer avec la science. En particulier lorsque les solutions proposées impliquent des changements de mode de vie ou la remise en question de dogmes profondément ancrés socialement ; j'y reviendrai plus tard.

Il est courant dans les milieux scientifiques et sceptiques de prétendre n'avoir "aucun projet politique", de se défendre d'être "militant·e", voire de dévaloriser ou dénigrer un discours sous le seul prétexte qu'il serait "militant", et que ses conclusions seraient donc fatalement biaisées et incorrectes, parce que subjectives, orientées et partisanes.

En définitive, ce dont je vais parler ici, c'est de manque de recul, d'ignorance, voire d'hypocrisie ou de mauvaise foi. Pourquoi ? Eh bien, parce que tout le monde milite ! Oui, même les scientifiques ou les vulgarisateur·rices ; même les médias et personnalités qui prétendent n'être "ni de droite ni de gauche", même les journalistes qui se félicitent, sur les réseaux sociaux, de leur propre rationalité ; même les personnes qui promeuvent l'esprit critique, celles qui encensent la neutralité, célèbrent l'objectivité et l'absence de parti-pris idéologique. Bref. Oui, tout le monde milite : vous, moi, tout un chacun.

2 - Note sur la neutralité

Arrêtons-nous quelques instants sur l'idée de neutralité. Toujours selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, la neutralité se définit ainsi : "Caractère, attitude d'une personne, d'une organisation, qui s'abstient de prendre parti dans un débat, une discussion, un conflit opposant des personnes, des thèses ou des positions divergentes."

Si on présente des données brutes, on peut donc réussir à "être neutre". Si j'énonce la proposition suivante : "Un très large consensus scientifique énonce que notre planète est sphérique. Certaines personnes pensent toutefois que la Terre est plate" ; et bien je suis "neutre" : c'est-à-dire que je ne donne pas mon opinion, je ne pends pas parti, je ne dis pas que les deux points de  vue se valent, ni que l'un est stupide et l'autre génial. Je me contente d'exposer des faits, d'une façon que j'estime raisonnable, au vu des données dont je dispose.

Faits qui, eux-mêmes, ont été collectés grâce à une méthode d'acquisition des connaissances qui se veut neutre : c'est-à-dire la méthode scientifique.

Alors oui. Dans ce cadre, il est possible d'être relativement neutre, c'est-à-dire d'énoncer des faits sans parti-pris, n'en tirer aucune prescription, aucune recommandation, ni aucune ligne idéologique.

Mais attention, je parle ici de la méthode, donc, et pas de tout le reste : les personnes qui appliquent cette méthode, interprètent les résultats qu'elle permet d'obtenir, tirent des conclusions, etc. ne peuvent pas être neutres. Tout le monde a été façonné par des expériences, des conditionnements, des mécanismes éducatifs particuliers, certaines valeurs morales ; et tout le monde a donc certains points de vue sur le monde, qui ne peuvent être neutres.

Il y a là aussi une limite : les phénomènes observés et analysés par la science, quel que soit le domaine étudié, sont forcément sélectionnés en amont. Il y a les phénomènes qui sont étudiés, et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui sont très étudiés, et ceux qui ne le sont que de façon marginale.

Ce type de phénomène se retrouve partout. Dans le paysage médiatique bien sûr : il y a les événements dont on parle, et ceux dont on ne parle pas. En Histoire, aussi. Ce n'est pas forcément volontaire ou malveillant, attention. Il est simplement plus facile, par exemple, de collecter des données issues des groupes dominants instruits et ayant eu accès à l'écriture et à des moyens de conservation de ces écrits ; plutôt que les données issues de groupes dominés, asservis et analphabètes. Une première sélection s'opère donc avant même de disposer des faits.

Prétendre être absolument neutre, c'est donc mentir à tout le monde. Affirmer n'avoir ni projet politique, ni idéologie, ni vision subjective, ni parti pris, c'est toujours faux. Il est important de garder cela à l'esprit lorsque nous tentons de produire des analyses, quelles qu'elles soient.

Rien ne doit alerter davantage qu'un discours qui s'autoproclame "neutre".

3 - Un fait exposé de façon "neutre", peut entretenir une vision partiale du monde

Autre point capital, à mon sens : nous évoluons tous et toutes dans un contexte social dont nous ne pouvons pas nous extirper totalement. Les phénomènes exposés, même s'ils sont rationnels, correctement sourcés, qu'ils présentent un bon niveau de preuve ; bref, qu'ils correspondent à un constat scientifique raisonnable, sont susceptibles d'exercer une influence sociale dont les conséquences peuvent parfois être fâcheuses.

Pour donner un exemple : il est sans doute juste d'affirmer que les femmes (je parle ici de groupe social) sont plus efficaces pour gérer les tâches ménagères que les hommes. C'est certainement factuel. Le problème, c'est que ce constat, exposé tel quel, et surtout à une population qui n'est pas formée à l'esprit critique ou à la méthode scientifique, aura fortement tendance à entériner les stéréotypes. C'est-à-dire que cela va avoir tendance à faire penser que les femmes sont naturellement douées pour les tâches ménagères. Et oui... On se dit que si globalement les femmes sont plus douées que les hommes pour accomplir cette tâche, c'est que c'est normal, spontané, inné.

Alors qu'on pourrait penser à d'autres facteurs. On pourrait par exemple penser que les femmes sont globalement plus performantes dans l'accomplissement des tâches ménagères parce qu'elles sont conditionnées très jeunes pour l'être : qu'en tant qu'enfant, on leur propose de petites cuisines, de mignons kits de nettoyage à leur échelle, pour jouer à la parfaite ménagère. On pourrait aussi imaginer que ce phénomène soit renforcé par le fait qu'on leur propose des poupées accompagnées de leur cuisine équipée, d'accessoires divers, d'une multitude de vêtements. Ou encore, parce qu'on leur en demande plus qu'aux garçons au sein du cercle familial, par exemple en aidant davantage à mettre la table, à faire la vaisselle ou apprendre à cuisiner. On pourrait se dire que le phénomène est renforcé aussi par le fait qu'elles reçoivent des injonctions les encourageant à ne pas se salir, à ne pas se battre, à être douces, attentionnées envers les autres et responsables, même très jeunes. Bref, on peut supposer que tout cela s'inscrit dans un cadre qui favorise globalement le fait d'organiser un foyer.

Un fait scientifique observable, exprimé sans aucun élément de causalité et sans contexte, peut donc produire un effet dévastateur si on n'y prend pas garde.

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J'en avais parlé récemment à propos de la Coupe du Monde de Football Féminine, face à certains commentaires qui évoquaient l'idée que ces matches de foot étaient beaucoup moins agréables à regarder que les matches masculins, et que les joueuses avaient un niveau bien inférieur.

Je trouve que c'est un exemple intéressant. Dire que les femmes ont un niveau de jeu inférieur à celui des hommes, c'est sans doute une donnée que l'on peut considérer comme juste et raisonnable. Mais énoncer ce fait sans contexte, sans explication causale, est-ce neutre ? Eh bien non, pas du tout !

Quand on creuse, on se rend compte que :

1) Pour les petites filles, l'idée même de devenir footballeuse ne va pas du tout de soi dans une société aussi influencée par les stéréotypes de genre ;

2) Qu'il n’existe aucune ligue professionnelle de football féminine ; les joueuses dépendant de la Fédération Française de Football (la FFF), et non de la Ligue de Football Professionnel (la LFP) ;

3) Que la moitié des joueuses de Division 1 cumulent leur activité sportive avec une autre activité professionnelle ;

4) Que le budget des clubs est de 3,5 millions d’euros pour les féminines de l’Olympique lyonnais (plus gros budget de Division 1) et de 285 millions d'euros pour l'équivalent masculin. Ce qui signifie moins d'entraînement, de temps et d'équipements ; et aussi le sentiment d'être moins légitime, moins "à sa place" ;

Etc.
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Bref ! Croire qu'on peut exposer certains faits sans que cela n'ait aucune conséquence ; ou prétendre qu'exposer une donnée brute peut être neutre dans une société qui ne l'est pas ; c'est à mon sens bien peu raisonnable.

4 - Tout le monde milite

J'en arrive au  cœur de mon propos. Pourquoi, vu le contexte que l'on vient d'examiner, penser que certaines recommandations ou injonctions sont militantes, et d'autres non ?

Pourquoi penser, par exemple, qu'il est souhaitable de tirer des conclusions morales de cette étude qui dit que la chimiothérapie est un traitement efficace des cancers, et donc produire des campagnes de communication en ce sens ; mais de refuser de tirer le même type de prescriptions morales de données qui montrent que la consommation de chair animale est responsable de souffrances avérées et non nécessaires chez les individus exploités puis envoyés à l'abattoir ?

Je n'ai jamais vu qui que ce soit, dans les communautés sceptiques et scientifiques, reprocher à un organisme de santé d'être peu crédible parce que "militant", suite à une campagne en faveur de la vaccination, par exemple. Et pour cause : on considère que ce qui permet de réduire les souffrances et la mortalité sont de bonnes choses et que produire des campagnes allant dans ce sens est souhaitable, voire primordial.

Il existe, de fait, des maladies générant beaucoup de souffrances ou étant mortelles, qui peuvent être combattues efficacement grâce aux vaccins. C'est - entre autres - le cas de la polio, quasiment éradiquée mondialement ; ou de la variole, éradiquée totalement dans les années 70. Je suis en accord avec ça : je pense qu'éliminer ces maladies est une bonne chose. Je pense que supprimer toutes ces souffrances non nécessaires est une bonne chose.

Si un organisme quelconque formule des injonctions allant dans ce sens, par exemple : "La grippe revient, faites-vous vacciner !" ou encore "1 femme sur 8 touchée par le cancer du sein : n'attendez plus, faites-vous dépister", personne ne va les accuser de faire du militantisme ou de manquer d'impartialité. De la même façon, personne ne va leur dire que leur campagne est agressive parce que "la morale est subjective".

Il en est de même pour certains éléments n'étant pas des recommandations, mais des affirmations correspondant à une généralité. On juge globalement que la mention "Fumer tue" apposée sur les paquets de tabac n'est pas un discours militant (ou alors, on ne se pose pas la question). Par contre, on juge globalement  que "Manger de la viande tue" est un discours militant. Peu importe ici que la mention concerne votre santé ou celle des individus que vous mangez : il s'agit du même type d'affirmation. Mais elles ne sont pas interprétées de la même façon.

Au sein des milieux scientifiques, on se réjouit des avancées. On célèbre vivement ce traitement prometteur contre la maladie de Parkinson, on parle avec un air préoccupé de cette nouvelle épidémie mortelle, on communique glorieusement sur cette campagne de dépistage qui permet de limiter drastiquement la transmission de tel ou tel virus, etc. On énonce donc que certaines choses sont "bien" et que certaines choses sont "mal". Que certaines choses sont souhaitables, et d'autres non. Ce qui s'appelle parler d'éthique.

On poste ce qu'on appelle des "victoires" sur les réseaux sociaux accompagnés de Gif animés montrant des bouchons de Champagne qui pètent ou Bob l'éponge qui danse (et parfois même les deux en même temps). On va donc militer en faveur de ces avancées, en faveur de la réduction de cette somme de souffrance qu'on parvient à limiter ou à endiguer.

Et c'est plutôt cool, en effet !

Mais à partir du moment où l'on dit "un vaccin contre le VIH serait fantastique, car cela pourrait sauver des millions de vies", on est très précisément dans des considérations morales. Tout comme les personnes antispécistes qui disent "la fin de l'élevage et des abattoirs serait fantastique, car cela pourrait épargner des millions de vies". Si seulement l'un des deux discours vous choque ou vous ennuie, il peut-être utile de se questionner : est-ce que ce sont vraiment les considérations morales que je rejette ? Ou est-ce que ce sont les considérations morales qui ne concernent pas Homo sapiens ?

Lorsque les recommandations éthiques qui sont proposées heurtent nos schémas mentaux, notre vision de la société, notre mode de vie, notre confort, notre vie sociale ou nos habitudes de façon trop importante, nous cherchons à les fuir par différents moyens. Les envisager comme des injonctions militantes peu crédibles est l'un de ces moyens. Il est à mon sens tout à fait profitable de s'en rendre compte : nous sommes bien biaisé·e·s. Et c'est encore la faute de notre cerveau : dans ce cas de figure, le changement nous est très coûteux. Nous rangeons donc dans des catégories mentales différentes ("acceptable" ou "pas acceptable") des éléments qui sont pourtant de même nature (des injonctions éthiques).

Quand on éduque à l'esprit critique, quand on souhaite que le plus grand nombre soit capable d'analyser correctement une information, ou quand on créé du contenu pour que les gens soient capables de différencier les fausses informations des vraies, eh bien on milite. Quoi qu'on en dise. Quand on choisit de dire que manger la chair d'autres animaux est une tradition respectable ou un choix personnel, eh bien on milite. Quand on prétend que l'homosexualité est contre-nature ou que l'appel à la nature est un argument fallacieux, eh bien... on milite aussi.

D'où le titre de cette chronique, vous l'aurez compris : cette Terre est peuplée de 7,6 milliard de militant·e·s !

5 - La pépite

Comme dans chaque chronique, nous arrivons maintenant à la « pépite ». Ce mois-ci, j'aimerais vous parler d'un livre écrit par Thomas C. Durand, co-créateur et principal auteur de la chaîne Youtube La Tronche en Biais et du blog sceptique La Menace Théoriste. Il s'agit de « Quand est-ce qu'on biaise ? », aux Editions Humen Sciences.

Le livre propose, sous forme de dialogue entre deux personnages, de passer au peigne fin un certain nombre de raisonnements ou méthodes susceptibles de nous tromper, de nous manipuler, de nous faire tomber parfois dans de grossières erreurs. On sort de cette lecture avec un meilleur aperçu des duperies dans lesquelles nous sommes susceptibles de tomber à cause de notre propre cerveau.

Certains passages du livre font tout particulièrement écho au sujet traité dans cette chronique, je cite : "La science n'a pas à être prescriptive. Néanmoins, il semblerait curieux d'acquérir du savoir et de ne rien en faire, de ne pas chercher à améliorer le sort de chacun avec nos nouvelles connaissances."

Je vous le recommande.

5 - Conclusion + citation de fin

Voilà, c'est la fin de cette sixième chronique !  Merci à tous et à toutes d'avoir pris le temps de m'écouter. Je terminerai avec cette citation de l'écrivaine Arundhati Roy : "On ne fera pas un monde différent avec des gens indifférents". Rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle chronique. Et d'ici là, prenez soin de vous et des autres !

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Sources & informations complémentaires

- Définition de militer (CNRTL) : https://www.cnrtl.fr/definition/militer

- Définition de neutralité (CNRTL) : https://www.cnrtl.fr/definition/neutralité

- Seule la moitié des joueuses de foot de Division 1 ont des contrats à plein temps : https://liberation.fr/checknews/2019/06/06/quel-est-le-salaire-moyen-des-footballeuses-professionnelles-en-france_1731615

- Budget des clubs de foot : https://lequipe.fr/Football/Actualites/Le-classement-des-budgets-des-clubs-de-ligue-1-en-2018-2019/929629

- Témoignage d'Ada Hegerberg, footballeuse professionnelle et première femme lauréate du Ballon d'Or : https://twitter.com/brutofficiel/status/1138698194542505984

- Exemple de campagne pour la vaccination contre la grippe : https://www.ordre-infirmiers.fr/espace-presse/les-campagnes-dinformation-de-lordre/vaccination-anti-grippale-communication.html

- Exemple de campagne pour le dépistage du cancer du sein : http://www.tv83.info/2018/10/08/prevention-du-cancer-du-sein-avez-vous-pense-au-depistage/

- Chaîne Youtube la Tronche en Biais : https://www.youtube.com/channel/UCq-8pBMM3I40QlrhM9ExXJQ

- Blog La Menace Théoriste : http://menace-theoriste.fr/

- Quand est-ce qu'on biaise, p. 275 : "La science n'a pas à être prescriptive. Néanmoins, il semblerait curieux d'acquérir du savoir et de ne rien en faire, de ne pas chercher à améliorer le sort de chacun avec nos nouvelles connaissances."
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